Par Frédérique Morier
En juin 2018, à tout juste 64 ans, Pierre Dalphond (droit 1978) devient sénateur après avoir été avocat, juge d’instance puis d’appel, médiateur et arbitre. Pourtant, il s’en est fallu de peu pour que ce grand juriste décide de ne pas aller à l’université.
Né en 1954 à Joliette, Pierre Dalphond y a vécu les transformations sociales de l’époque. Son cours classique donné par des clercs de Saint‑Viateur en soutane se transforme en diplôme du secondaire, le menant au cégep, aux longs cheveux et aux grandes discussions.
Président d’associations étudiantes, il s’intéresse aux débats sur la loi 22, l’affirmation nationale et l’égalité des sexes, et découvre des leaders engagés comme Michel Chartrand. Le Québec de ce jeune adulte est en effervescence. Médecine ou chimie? En deuxième année du cégep, il demande son admission en médecine à l’Université de Montréal. Bien qu’il soit un étudiant doué, la mention « reprise » en marge de ses 98 % en chimie organique entache sa candidature pour l’admission dans une faculté contingentée. Il se retrouve donc sur la liste d’attente. Il se souvient de son entrevue à la Faculté de médecine :
« Le vice-doyen m’a demandé, après qu’on ait discuté de mes motivations pour la médecine familiale, si c’était réellement ce que je voulais faire. Il a semé un doute… »
Refusé en médecine, il décide de travailler à temps plein à l’Hôpital psychiatrique de Joliette comme préposé aux malades. Mais son père le convainc d’aller à l’université, et il entreprend stratégiquement un baccalauréat en chimie. L’apprentissage du tableau périodique et le travail en laboratoire, affirme-t-il, lui seront utiles dans certains dossiers plus tard, sans parler de la rigueur scientifique. Alors que la chimie se voulait un tremplin vers la médecine, il décide plutôt de tenter sa chance en droit.
Il aime les réflexions que le droit suscite, ses zones grises et les possibilités d’interprétation, contrairement à la chimie qui ne connaît qu’une bonne réponse. En première année, son nouveau groupe d’amis le surnomme « le juge », vu son grand intérêt pour la jurisprudence.
En deuxième année, il décide de s’engager dans l’Association des étudiants en droit, en compagnie d’une équipe dynamique appelée « Le Bloc ». L’association dont il deviendra le président mène différents combats et obtient, notamment, la parité sur le comité des admissions à la Faculté de droit, participe à la fondation de la FAECUM et du Rassemblement des étudiants en droit du Québec.
Séjour anglais Après avoir été auxiliaire juridique pour le juge Julien Chouinard à la Cour suprême du Canada, le jeune avocat part à Oxford pour y compléter une maîtrise en philosophie et politique : « C’était les années Thatcher avec les privatisations, les mises à pied et la guerre des Malouines. Les gens étaient très mobilisés et descendaient dans la rue, c’était une période fascinante. J’ai énormément appris durant ces études, découvert l’Europe et rencontré des personnes formidables de partout dans le monde. Je suis devenu un sociodémocrate pragmatique; j’ai le cœur à gauche sur les questions sociales, mais je suis au centre droit sur l’économie. » Apprendre à la dure De retour au pays, il travaille deux ans comme conseiller législatif au Bureau du Conseil privé, à Ottawa. Puis, en 1984, sa nouvelle famille s’établit à Montréal. Il est réengagé par l’ex-juge Yves Pratte, à ce moment associé principal chez Clarkson Tétreault (aujourd’hui McCarthy Tétreault). L’occasion de travailler avec ce grand juriste se réalise enfin. « J’avais envie d’essayer quelque chose que je ne connaissais pas, soit conseiller de grandes entreprises, mentionne-t-il. J’ai appris à la dure avec M. Pratte, mais je lui dois, encore aujourd’hui, beaucoup. » Le décès prématuré de son mentor projette Me Dalphond à l’avant-scène. Il reprend plusieurs dossiers et est rapidement nommé associé.
Une carrière marquée par le changement À 41 ans, après 11 ans en droit des affaires, il veut du changement. Il décide donc de se prévaloir d’un congé sabbatique pour partir trois mois avec sa famille à l’étranger. Six semaines avant le départ, il est nommé juge à la Cour supérieure, plus rapidement qu’il ne l’avait anticipé : « Je me trouvais bien jeune, certains collègues me surnommaient le “bébé juge”. »
Après sept années, il songe à retourner à la pratique privée. C’est alors qu’il est repêché par le juge en chef Michaud de la Cour d’appel, où il siégera presque 13 ans : « Mon plus long emploi! », rigole-t-il.
Puis, à 60 ans, il décide que le temps est venu de passer encore une fois à autre chose : « Le changement, c’est bon pour soi, mais aussi pour les autres. Je voulais laisser la place à une nouvelle génération de juges. »
En 2014, il démissionne de la Cour d’appel pour redevenir membre du Barreau et joint le cabinet Stikeman Elliott. Il y agit comme conseiller, expert en droit québécois à l’étranger, médiateur et arbitre. En 2017, il est nommé membre du Tribunal arbitral du sport, à Lausanne.
Nomination comme sénateur En mai 2018, presque deux ans après avoir soumis sa candidature au comité consultatif indépendant, le Bureau du premier ministre l’approche : « J’étais surpris, j’avais presque oublié! J’ai accepté parce que j’étais intéressé à participer à la réforme d’une institution, qui en avait grand besoin. Résultat, je passe la moitié de mon temps à Ottawa avec un des fils de mon mentor, le sénateur André Pratte. »
Appelé à contribuer à l’élaboration des lois pour possiblement encore 10 ans, il doit maintenant adopter une macroperspective et aime bien l’expérience jusqu’à maintenant : « J’ai l’impression par cette nouvelle fonction de faire appel à toutes mes études et expériences de travail. C’est peut-être cela boucler la boucle… sans que cela signifie la fin d’une carrière! »